LORSQUE L’ENFANT DISPARAIT... Aussi incroyable que cela puisse paraître, le nom de Maurice Sendak ne figure pas dans les dictionnaires, pas plus d'ailleurs que ceux de Jean de Brunhoff ni de Tomi Ungerer, alors que s'y bousculent politiciens insignifiants, urbanistes pollueurs et éphémères vedettes. Sendak est néanmoins considéré depuis longtemps non seulement comme un génial dessinateur mais aussi comme un bienfaiteur de l'humanité : l'homme qui a donné forme, selon un critique d'art new-yorkais, « aux fantasmes de millions d'enfants - terrible responsabilité », couronné à 40 ans par le « Prix Christian Andersen », le «Nobel du livre pour enfants». Né en 1928 à Brooklyn de parents juifs polonais émigrés, Maurice passe toute son enfance à s'évader de l'ambiance familiale sinistre par les livres et le dessin. A 20 ans, il construit des jouets animés en bois si impressionnants que F. A. O. Schwarz, le grand marchand de jouets de la 5e Avenue l'embauche comme assistant. Une éditrice lui propose d'illustrer « Les contes du chat perché » de Marcel Aymé, il devient vite illustrateur à plein temps. Alors même qu'on les a disséqués, retournés dans tous les sens, et qu'on a identifié leurs sources les plus secrètes (de violentes maladies d'enfance pour « Max et les maximonstres », une petite fille des rues de Brooklyn aperçue par la fenêtre pour « Rosie », une publicité pour boulangerie pour « Cuisine de nuit », l'actualité tragique des années 30 pour « Quand Papa était loin » : enlèvement du bébé Lindberg, naissance des premiers quintuplés Dionne...). Tellement inspiré par tant de choses, de Mozart à Mickey Mouse en passant par Henry James, le romantisme, les histoires d'enfants perdus racontées par son père et les films de monstres, Maurice Sendak est à son tour devenu inspirateur, des thèses de Bruno Bettelheim et des principaux dessinateurs des générations ultérieures. Il dessine comme on se lance dans le vide, comme on se jette à l'eau, avec minutie, avec fougue, avec beaucoup de souvenirs, et met la même sincérité dans la réalisation d'une simple pochette de disque que dans les décors et les costumes de « L'enfant et les sortilèges » au festival de Glyndebourne. Il collectionne les jouets et les figurines de Mickey. Mais les livres restent ses objets préférés : «Il y a tellement plus à faire avec un livre que le lire... C'est pourquoi les livres doivent être magnifiques. » A 31 ans, il a déjà illustré une cinquantaine de livres pour enfants quand « Max et les maximonstres » fait une apparition fracassante dans les librairies. Honnie par les bien-pensants et les coincés, aussitôt vénérée par les autres, cette histoire d'un petit garçon qui se met en colère, prétend manger sa mère et quitte la maison pour devenir le roi des monstres, est le premier conte de fées moderne, le premier livre à dire en images les peurs, les angoisses, les frustrations et les rages, tous les sentiments violents venus de l'inconscient. Tous les livres de Sendak ont pour héros des enfants qui ont du cran, des enfants qui disparaissent et se rebellent, dont on ne sait rien, dont on sait tout, des enfants qui sont des héros parce qu'ils le désirent. Ils réussissent ce prodige - comme Shakespeare, comme la musique - de rester mystérieux, bouleversants, inépuisables Sendak vit à présent dans le Connecticut, en pleine forêt de hêtres, d'érables à sucre, de cornouillers et de robiniers, entouré de ses chiens de berger. Le long de la route qui mène à sa maison, on aperçoit des hordes d'enfants silencieux. Ils lui écrivent souvent. Il leur répond parfois. Un jour, l'un d'entre eux, celui qui avait tout compris, a mangé la lettre de Maurice. Sophie Chérer. Extrait de L’Album des Albums, l’école des loisirs, 1997.