NOTRE BESOIN DE CONSOLATION EST POSSIBLE A RASSASIER. Lancer un oreiller moelleux au fond d'un puits pour que les pièces de monnaie qu'on y jette afin que les souhaits se réalisent ne lui fassent plus mal. Eteindre une lampe parce que l'araignée qui vit dedans a trop chaud quand elle est allumée. Courir très, très vite pour être en même temps au rez-de-chaussée et au premier étage de chez soi. Saluer chaque jour qui se lève d'un bon coup de trompe, parce qu'il le mérite. Penser à des choses tristes pour pouvoir faire du thé aux larmes. S'abstenir de nettoyer les flaques de boue parce qu'elles sont douces aux porcelets. Mettre tous ses vêtements pas drôles les uns par-dessus les autres pour les rendre drôles. Pleurer en pensant aux chaises qui ont des pieds cassés, aux petites cuillers tombées derrière le poêle que personne ne ramassera, aux chansons dont tout le monde a oublié les paroles. Ramasser tous les boutons dépareillés pour en décorer une veste. Envoyer une lettre à quelqu'un qui est triste de ne jamais en recevoir. Marcher à reculons en fermant les yeux pour éloigner les choses qui nous embêtent. Présenter les visiteurs à toutes les fleurs du jardin en les appelant par leur nom. Sans Arnold Lobel, peut-être n'aurions-nous jamais eu toutes ces bonnes idées. Mais maintenant nous les avons pour toujours. Arnold Lobel vivait à Brooklyn avec sa femme Anita, dessinatrice comme lui, et leurs deux enfants. Arnold Lobel ressemblait au Papa Souris de « Sept histoires de souris » : lunettes carrées, une moustache noire et drue, un regard bon et malicieux, et surtout l'aptitude perpétuelle à dénicher en toute chose ce qu'elle contient de poétique et de drôle. Arnold Lobel ressemblait aussi au petit éléphant d' « Oncle éléphant ». Il avait été élevé par sa grand-mère très aimante. En vieillissant, elle s'était mise à perdre la tête. Devenu grand, Arnold avait souffert de ne plus pouvoir communiquer comme avant avec elle, et c'est alors qu'il avait écrit « Oncle éléphant », pour immortaliser la relation idéale, rêvée, entre un adulte et un enfant. Arnold Lobel est mort à 54 ans, en 1987. Ses livres apprennent aux tout petits comme aux tout grands à accepter les chagrins et les pleurs, à inventer des joies et des réconforts, à prévenir les douleurs, à calmer les angoisses par l'humour. Ses livres attendrissent tout de leurs traits suaves et de leurs couleurs douces. Ses livres rythment les chemins de leurs comptines et de leurs rimes. Ses livres nous disent tous la même chose : le monde est encore beaucoup plus beau que tout ce que vous pouvez croire, pour peu que vous l'observiez vraiment. Ils nous disent que notre besoin de consolation est possible à rassasier.
Sophie Chérer. Extrait de L’Album des Albums, l’école des loisirs, 1997.
Arnold Lobel, tout le monde a immédiatement des images et des noms en tête. La tristesse oubliée de Petit Éléphant grâce aux ruses de son oncle, Isabelle et Porculus, les combattants de la propreté sale, l’inondation d’une ville par le bain d’une souris crasseuse, Hulul et son fauteuil, l’invention d’histoires magiques et salvatrices, un thé à l’eau salée de larmes, Ranelot et Bufolet, les icônes de l’amitié, une veste recouverte de boutons, des décomptes de désirs et de rêves assénés à une araignée. Chez eux, c’est la maison des Objets et des Sentiments Trouvés, rien n’est perdu, rien n’est jeté, tout s’offre dans sa tendre poésie et la beauté des sentiments. Parce que les livres sont comme les lettres tant attendues par Bufolet, ils éclairent les moments tristes de nos vies, Arnold Lobel a envoyé des messages pour des siècles de lecteurs.
L’Oncle Éléphant a plus de rides qu’un arbre n’a de feuilles, qu’une plage n’a de grains de sable, qu’un ciel n’a d’étoiles. Il ne s’amuse plus à compter les années passées, il préfère compter les maisons, les champs, les poteaux télégraphiques qui défilent lors d’un voyage en train. Mais là aussi tout va trop vite. Alors, il trouve des moyens pour ralentir la vie, des séries de plaisirs fantastiques, comme compter une par une les épluchures des noisettes après les avoir mangées. Ou encore parler au génie de la lampe de son salon (une pauvre araignée cachée) et lui demander un veston à pois avec un pantalon rayé, une boîte de cent gros cigares et finalement accepter de réaliser le souhait de son génie. Ou saluer chaque jour nouveau en barrissant à tue-tête. Et même enfiler tous les vêtements de son placard pour devenir un mille-feuilles drolatique de cravates et de pantalons. Inventer des histoires et créer des chansons. Tout cela pour faire fuir le chagrin de Petit Éléphant.
La jument Isabelle lasse d’être terne et sale. Heureuse d’être propre et affublée d’un chapeau couronné de fleurs roses, d’une paire de souliers vernis et d’une robe blanche. Agacée d’être chatouillée, gratouillée, enfermée dans son carcan de vêtements et les mondanités de son nouveau rang de femme du monde. Ravie de retrouver la crasse et la simplicité des champs.
La souris (de la soupe) grande amatrice de livres qui peuvent sauver des vies, la preuve en est. Pour cuisiner une excellente soupe de souris, il faut des histoires et des histoires succulentes, les raconter à une belette sourivore avec détails et images, puis faire entrer dans une marmite un nid d’abeilles, un rosier sauvage, de la boue, deux pierres très lourdes. Et surtout fuir avant le retour de la belette affamée.
Le hibou Hulul grand amateur de questions philosophiques. Chez lui, l’idée nourrit les choses de la vie et inversement. Si l’hiver frappe à votre porte, pourquoi ne pas l’inviter à se réchauffer ? Comment faire pour être tout à la fois en haut et en bas d’un escalier ? Pourquoi ne pas se lier d’amitié avec la lune ? Ces nourritures intellectuelles peuvent aussi s’accompagner de tartines beurrées et de potages chauds, de thé aux larmes à base de pensées tristes (les ingrédients sont une chaise cassée, des chansons oubliées, des cuillers tombées derrière le poêle, ou encore des livres aux pages déchirées). Il faut encore avoir la possibilité de manger et de réfléchir. Car, quand deux bosses étranges et mobiles apparaissent sous la couverture, deux bosses qui disparaissent au moindre mouvement de pied, la peur gagne.
Catalogue l'école des loisirs 2007/2008